Un inventeur beaunois
I
Dès 1847, à Beaune, des constructeurs brevetés au service de la
viticulture eurent l'idée de concevoir une machine capable d'effectuer le
travail de plusieurs hommes nus en train de patauger dans la cuve durant
plusieurs jours. Passionné par la technologie, Raymond Cherreau, inventeur
beaunois descendant de cette famille de constructeurs, après des nuits de
recherche, mit au point une technique ingénieuse aux alentours des années 1960 :
il remplissait la cuve normalement de vendange foulée égrappée et laissait la
fermentation se déclencher sous l'effet des levures contenues dans les peaux de
raisin. Puis, il plongeait un impulseur* fabriqué par ses soins, dans la cuve
et le mettait en marche une seule fois. Ensuite, le vigneron procédait à une
chaptalisation aussi raisonnable que possible. A la fin de la fermentation, il
faisait écouler le vin de la cuve. Le marc restait sur lattis et il était
acheminé vers le pressoir, de préférence par un élévateur à godets spécialement
conçu dans ce but. Ce marc était serré une seule fois, très lentement, par le
pressoir, et le jus de presse était aussitôt mélangé avec le jus de la goutte.
Les lies, composées de bourbes de jus non fermentées et de résidus
de fermentation étaient ensuite distillées séparément en eau de vie de vin
(fine) :
Le jus de goutte, filtré à travers le marc à son écoulement, se
clarifiait un mois plus tôt que s'il avait suivi le cours normal de la
vinification, et était plus coloré.
La richesse en tanin du vin et l’intensité colorante se
traduisaient par un enrichissement supérieur de trente à cinquante pour cent à
celui d'une vendange-témoin traitée selon le processus de vinification
habituel.
Cette nouvelle méthode de foulage par impulseur spécial rencontra
un vif succès.
*Cette pompe est utilisée pour le
pompage, le transfert de cuve à cuve, le soutirage, le remontage, la
filtration, l'embouteillage de vins et alcools (lors des différentes étapes de
leur fabrication). Les pompes à piston permettent en plus le pompage de la
vendange égrappée. La forme excentrique du corps crée une augmentation du
volume à l’aspiration de la pompe, créant ainsi un vide qui aspire le produit.
Puis le produit est déplacé à travers le corps vers l’impulsion où une
diminution du volume crée la surpression expulsant ainsi le liquide hors de la
pompe dans la tuyauterie de refoulement.
Le but de la vinification en rouge est d’obtenir par macération
une extraction aussi complète que possible des substances contenues dans les
peux des raisins : matières colorantes et tanins, et leur diffusion dans
le moût.
Or, paradoxalement, les peaux des raisins, après leur mise en
cuve, ont tendance à se soustraire en partie à la macération, parce qu'elles
remontent en surface sous la poussée du gaz carbonique et demeurent flottantes,
dès que la fermentation est déclarée.
Cette accumulation de peaux sur la partie supérieure du moût porte
le nom de « chapeau ». De ce fait, l’intervention du vinificateur
s'avère nécessaire pour remédier à cet état de chose.
Les anciens, qui le savaient bien, ont trouvé pour seul recours le
foulage aux pieds, ou pigeage, permettant de disloquer quotidiennement la
formation du chapeau et le noyer dans la masse du liquide. Outre que cette tâche
souvent jugée folklorique par des observateurs ignorant la réalité du travail
du vigneron, était fastidieuse, elle présentait des dangers. Combien d'hommes
sont morts asphyxiés après avoir percé de leurs pieds une poche de gaz
carbonique dans une cuve !
Monsieur Cherreau inventa aussi des échangeurs de température, des
égrappoirs-fouloirs-pompes, fabriqua des cuves pour la vinification et le
stockage, des pressoirs. Mais une autre invention, en 1975, allait faire sa
renommée dans tout le pays: un égrappoir-fouloir-pompe supprimant le pourri-sec
à quatre-vingts pour cent.
Cette machine éraflait la vendange avant de la fouler, ce qui représentait
un progrès par rapport au fouloir-égrappoir que les vignerons utilisaient
jusqu'alors : l'invention de Raymond Cherreau pratiquait l’opération
inverse. Mais si cette machine donnait de bons résultats avec la vendange
blanche, elle posait deux problèmes pour la vendange rouge: en raison de
l'écartement trop faible des cylindres, l’éraflage se faisait souvent trop rapidement
et le foulage était trop fort. Quand la vendange était saine, l’éraflage se
passait dans des conditions satisfaisantes, mais comme au moins une année sur
deux, les raisins étaient atteints par la pourriture, il fallut remédier à ce
handicap. Le foulage serré, extrayant le maximum de jus, restait contraire au
désir de réduire la vitesse de fermentation, et partant, de limiter le risque
d’élévation de la température du moût en cuve.
Monsieur Cherreau, en réduisant la vitesse de rotation de l’égrappoir
et en réglant cette vitesse en fonction de l’état et aussi de la nature de la
vendange, put limiter, sinon éviter l'apport de raisins altérés. Malgré la
vigilance du vigneron, les vendangeurs négligent trop souvent d'éliminer la
partie malade du raisin. Or le pourri sec constitue un danger lors de la
cuvaison en raison des goûts anormaux et indélébiles qu’il communique aux vins
rouges. Longtemps, les vignerons ne surent pas comment veiller à ne mettre en
cuve qu'une vendange saine : l'égrappoir-fouloir de Raymond Cherreau arriva à
point nommé. Par le moyen mécanique mis au point par l'inventeur beaunois, le
raisin pourri sec ainsi qu'une partie des pellicules du raisin pourri frais étaient
automatiquement éliminés du fait qu'ils restaient attachés à la rafle rejetée
par l’égrappoir.
Nombre de vignerons de la
Côte de Nuits et de la Côte de Beaune firent appel à ses services. Dans
le Bordelais, on acheta aussi cette merveilleuse machine.
Certes, aujourd'hui, ce problème ne se pose plus dans les mêmes termes
car les vignerons affectent plusieurs personnes au tri des raisins sur des
tables spécialement destinées à l'élimination impitoyables de toutes les grains
pourris, secs et humides, avant d'égrapper et de fouler.
II
Mais une autre nuit, la main de cet homme dessina et créa encore
une nouvelle machine. Non pas au service de la vigne, mais de la pierre cette
fois-ci. Son esprit d’inventeur le poussa à imaginer et réaliser une machine
automatique pour le sciage et un super polissoir pour les pierres - en
particulier le marbre et le granit. Il avait été le premier à créer les
machines à scier la pierre, avec un fil hélicoïdal. Une innovation
technologique reconnue jusqu’à Carrare en Italie, qui lui permit lors de
congrès internationaux sur la pierre, de présenter son invention. Les carrières
de Comblanchien et Corgoloin à quelques kilomètres de Beaune l'avaient inspiré
et lui avaient permis de venir expérimenter les plans et les ébauches des
machines polissoir et scies à fil.
Il fit breveter ses inventions dans toute l'Europe, et traduire ses documents techniques. Ainsi il gagna quelques prix, dont un au célèbre Salon International des Inventeurs à Bruxelles en 1962. Une médaille d’argent pour sa machine à surfacer les pierres.
Les professionnels de Bourgogne utilisèrent son matériel et, jusqu’en Bretagne, dans les carrières de granit, on se servit de ces machines à scier et à polir la pierre.
Ce qui incita Monsieur Cherreau, au cours
de ses nombreux voyages en automobile, à prendre quelques jours de vacances
estivales dans les Côtes du Nord, car le département s’appelait ainsi, avant de
devenir les Côtes d’Armor en 1990. Il emmena donc régulièrement sa femme et ses
deux enfants à Saint-Cast Le Guildo ainsi qu’à Perros-Guirec, où il rencontra
nombre de propriétaires de carrières.
A Ploumanac’h, sur la commune de
Perros-Guirec, il devint ami de Monsieur Yves Gad, carrier, à qui il confia
dans les années 1955 son matériel pour travailler dans la carrière de La Clarté ; il tissa
ainsi de solides liens d’amitié avec la
famille Gad. Ce fut aussi l’occasion de découvrir d’autres spécialistes de la
pierre entre autres à l’Ile Grande, lieu plein de charme et lieu magique qu’il
affectionnait particulièrement.
Grâce à cet homme de foi, de courage et de
conviction, des centaines de vignerons et de carriers virent leur travail
simplifié et amélioré. Nombre d’œnologues, d’amateurs de vins et de
propriétaires de grands crus trempaient désormais leurs lèvres dans des vins
plus sains, mieux élevés et plus concentrés. Bien sûr, il y eut d’autres
progrès, d’autres machines, mais cette lignée de constructeurs brevetés au
service des viticulteurs depuis 1847 s’achevait. Monsieur Cherreau en avait été
l’un des meilleurs, et le dernier maillon.
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