Un vrai cauchemar
A l’aube. Dans le petit bois du hameau de Kerlouzic, près de Lannion.
Un lièvre déboule dans la clairière. Bientôt suivi de deux autres qui semblent fuir un invisible ennemi. Du plus haut des arbres, dans l’enchevêtrement des branches, le chant des premiers oiseaux s’est tu. Au milieu du pont métallique qui enjambe la rivière, une vingtaine de crapauds se sont rassemblés – en petit cercle - comme tassés sur eux-mêmes. L’eau de la rivière, peu à peu, s’assombrit. Des yeux des batraciens aux paupières mi-closes, filtre une étrange lumière. Et de leurs corps, rassemblés en bataillon, semble pulser un unique cœur. Plus un bruit, dans la clairière environnante.
Ce calme inhabituel réveille d’un seul coup Bouloche.
- Oh, Fripoune, tu dors ? T’entends … ? On n’entend plus rien…
- Comment veux-tu que j’entende, si on n’entend rien ! ronchonne la femme en farfouillant dans sa tignasse.
- Chut ! … Ecoute ! C’est bizarre… On dirait du silence…
- C’est toi qu’es bizarre… Va donc donner à manger au poêle ! J’ai froid aux pieds !
Bouloche se lève, épiant la moindre trace de vie à l’extérieur. Seules ses jointures craquent. Avec application, il recharge le poêle dont le fond ne contient plus que quelques braises. Un journal froissé en boule, une poignée de brindilles sèches, le souffle de l’homme suffisent à ranimer le foyer. Après avoir glissé deux petites bûches de chêne et, par-dessus, une plus grosse, on entend le crépitement du feu qui lance à présent sa joyeuse lumière.
Fripoune se lève alors, renifle bruyamment, enfile sa vieille robe de chambre en pilou et met l’eau à chauffer. Bouloche est sorti, intrigué. Quand il rentre, il a son visage des mauvais jours. Fripoune le regarde, de biais.
- Tu vas pas à la ville ce matin ?
- Non ! Le patron nous a donné not’ matinée. J’vais en profiter pour réparer le toit avant que les gelées arrivent. Bizarre, ce silence dehors…
- Ben moi, j’vais aller aux champignons après mon café. A Rospez, j’ai trouvé un nouveau client. Un restaurateur qui veut bien m’acheter les derniers cèpes de la saison.
Le couple, qui habite l’unique cabane en rondins du petit bois de Kerlouzic, prend son petit déjeuner ; quand la première explosion les surprend. Fripoune bondit sur son tabouret, renverse son bol. Bouloche saute en l’air - comme frappé par la foudre… Un épouvantable fracas, suivi d’une lumière aveuglante, leur transperce les tympans. Une deuxième explosion suit, encore plus violente. Sous leurs pieds, la terre tremble. La cabane vibre, ainsi que la table sur laquelle s’entrechoquent les couverts. Puis c’est de nouveau le silence. L’homme regarde sa femme - atterré. Fripoune veut parler, mais aucun son ne sort. Elle reste bouche ouverte - telle celle d’un poisson à l’agonie. À travers les carreaux crasseux de la fenêtre, un pâle soleil apparaît.
- J’te disais bien qu’un silence pareil, c’était pas du normal… !
- Si c’est ça que t’appelles du silence, moi j’veux bien être changée en chèvre… !
- Tais-toi Fripoune ! Tu vas nous attirer la poisse !
La femme, pour se donner une contenance, ramasse ici un bol fêlé, là des croûtes de pain éparses sur le sol. Dégâts collatéraux. Un bon coup de serpillière et il n’y paraît plus. Bouloche, quant à lui, maugrée dans sa barbe de trois jours en terminant son petit-déjeuner.
- Y’a pas à dire, quand les Amerloques et les communiss’ auront fini d’envoyer des soucoupes volantes dans l’espace…
- Des fusées, pas des soucoupes, mon pauvre Bouloche !
- Non mais des fois ! Tu vas pas me dire que tout leur bazar à s’envoyer en l’air, ça joue pas ; hein ? ça joue pas !
- Si, bien sûr ! Mais y’a pas qu’ça !
La conversation est interrompue par un immense roulement de tonnerre. Mais pas un roulement habituel, venu du ciel. Non ! Des fracas sourds et précipités, tels de rauques feulements montés du ventre de la terre. Ce vacarme tambourine à coups de poings géants, fait vibrer toute la maison. Ses deux occupants n’en mènent pas large. Bouloche remarque, fesses serrées, que son épouse laisse courir sous elle un petit filet d’urine qui s’insinue entre les lattes disjointes du plancher. Fripoune, rouge de honte, a les yeux fixés sur ceux de son mari. On attend – dans l’effroi - la fin du monde, tandis que les roulements continuent leur travail de sape. Au dehors, une brume épaisse a recouvert l’espace. Une sale lumière filtre à travers l’unique carreau.
- Allume donc la radio, Fripoune, y vont nous dire c’qui s’passe dans les infos !
Elle s’exécute. Un grésillement désagréable agresse leurs oreilles.
- Même le son est brouillé, t’entends Bouloche ?
- Pour sûr que j’entends ! Y’a quand même du louche…
- Et des interférences.
- Des quoi ?
Énorme rafale qui emporte une partie du toit de vieilles tôles.
Plus question de sortir quand l’ouragan de pluie s’abat sur la cabane. Il entre par l’ouverture du toit. Les deux malheureux se blottissent l’un contre l’autre, rencognés dans l’endroit qui leur paraît le plus sûr : le lit, sur lequel ils ont pu s’asseoir. Et se réchauffer auprès du poêle qui rougeoie.
- Après deux mois de sécheresse, voilà qu’on va être à la rue, mon pauv’ !
- Que veux-tu ! C’est l’destin !
- C’est plutôt l’réchauffement climatique !
- Pt’êt’ ben, mais en tout cas, j’vas y mettre un seau !
Et Bouloche de se lever pour installer une dérisoire bassine en plastique d’à peine cinq litres, tandis qu’une pluie rageuse se complaît à balayer le sol de leur pauvre baraque. La seule touche de gaieté vient du poêle, qui toujours rougeoie.
Puis, tout cesse : pluie, vent, tempête. A nouveau cet écrasant silence ; sauf quelques gouttes - moqueuses - qui le ponctuent. Bouloche s'est rendormi, d'un lourd sommeil peuplé de cauchemars. Fripoune aussi.
*
Deux enfants qui se promènent à vélo dans le petit bois de Kerlouzic, décident de faire une pause. Descendent de leurs bicyclettes, s’approchent de la cabane. Leur découverte les fait immédiatement courir dare-dare vers leurs engins. Comme s’ils venaient de voir le Diable en personne.
Ce qu’ils racontent à leurs parents, un peu plus tard les fait passer pour de fieffés menteurs.
- …T’aurais vu leur tête à ces deux zombies !
- Des têtes de fous, les yeux qui leur sortaient de la tête ! Des, ... des joues brûlées, la langue pendante et des…
- Oui, oui, même que Guillaume en a pissé dans son froc ! Tout leur corps comme cuit cramé, ratatiné, sauf leur visage, rouge vif !
- Et oublie pas de dire, Lucas, que toute la cabane sentait mauvais, mais mauvais ; comme une odeur de soufre quand papa nettoie ses barriques pour le cidre.
- Ma parole, mais d’où sortez-vous ces racontars ? disent les parents, totalement incrédules. Vous avez rencontré le Diable, ou quoi ?
Il fallut bien se rendre sur les lieux. Prévenir les autorités puisque les deux enfants n’en démordaient pas de leur histoire. Dépêchées sur place, les autorités judiciaires, procureur en tête, police, gendarmerie, pompiers, médecin légiste, techniciens en identification criminelle, police technique et scientifique, venus du Trégor et de Saint-Brieuc, débarquèrent sur les lieux du drame. Que s’était-il donc passé ? Mystère !
On invoqua un mini-tsunami, d’autres hypothèses suggérèrent un nuage radioactif, voire une tornade. Les corps des deux victimes partirent, mais pas à pied, vers l’Institut Médico-Légal. A l’IML, la première dépouille fut scientifiquement découpée, tranchée, débitée dans les règles de l’art avec un matériel des plus sophistiqués : scie avec extracteur, pince costotome pour trancher dans le thorax, burin à crâne, et autres ustensiles à vous ouvrir l’appétit. Le travail fut confié au professeur Chicomard, ancien chirurgien, agrégé de médecine, qui, après avoir grimpé tous les étages d’une brillante carrière, était peu à peu descendu dans l’estime de ses confrères et du Conseil de l’Ordre : alcoolisme et sucrage de fraise, qui vont de pair, mais peu compatibles avec la chirurgence. Trop de tremblote et d’erreurs, trop de gestes et décisions non appropriés devant des patients étendus bien malgré eux face à l’illustre Chicomard. Bref ! Le légiste allait commencer, pour la deuxième fois, son petit manège de découpe. Le pèse-organe fonctionnait, la scie perforeuse allait entrer dans le crâne sans difficulté et tout allait se dérouler normalement, jusqu’au moment où la personne soi-disant morte depuis deux jours - l’autre étant bien dépecée, rangée, étiquetée dans son compartiment en inox – réveillée par ces bruits tout à fait inopportuns, poussa une clameur d’effroi.
- Qu’est-ce à dire ? Bordel de Dieu d’enfer, où suis-je ?
C’était bien sûr Bouloche qui criait comme un perdu. Un perdu revenu des Enfers. Nu comme un énorme ver, mais un ver desséché et noirci de fumée, Bouloche Lazare regardait son virtuel tortionnaire dans les yeux. Ce dernier, vacillant de frayeur et les mains agitées d'un tremblement encore plus fort qu'à l'accoutumée, laissa choir son scalpel avant de s'écrouler – terrassé par une crise cardiaque qui l'envoya ad patres. Chicomard n'était plus.
Bouloche se releva, complètement effrayé, s'appuyant des deux mains sur la civière en inox ; mais était-ce bien lui ? Lui, ou bien son fantôme, ectoplasme anonyme ? Quand l'assistante du professeur Chicomard arriva un peu plus tard, elle ne put que constater les dégâts : le légiste était entièrement nu, allongé sur la table en inox, un scalpel planté dans le ventre.
Tandis qu'au dehors, dans les rues de Saint-Brieuc, courait à perdre haleine l'âme en peine d'un fugitif tout habillé de blanc. On aurait pu le confondre avec un garçon boucher.
C'est alors que Fripoune, sa femme, d'un puissant coup de coude le réveille.
- Mon pauvre Bouloche, vla t'i pas qu'on s'est rendormis ! Et que j'vas êtr' en retard aux champignons... !
Surpris, et la tête encore en plein délire, le fantôme revient sur terre. D'un coup d'un seul. D'un coup d'linceul.
- T'es encore vivante ? Mais ma parole, c'est pas Dieu possib', un vrai cauchemar !